Interview de Patrick Le Hyaric, TravaillerAuFutur.fr
Le journal L’Humanité a lancé en février 2020 sa newsletter intitulée « Travailler au Futur » (TaF). Entretien inédit avec Patrick Le Hyaric, président et directeur du groupe depuis 20 ans cette année, pour décrypter le contexte et l’enjeu de ce projet innovant conçu comme une plateforme plurimédia participative !
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Combien avez-vous de newsletters sous votre responsabilité ?
Celle de L’Humanité – La semaine sociale – qui informe ses abonné•e•s chaque vendredi de l’essentiel de l’actualité sociale ainsi que des informations exclusives du journal. Celle de la revue et de la plateforme Travailler Au Futur. S’agissant d’une publication trimestrielle, cette newsletter suit une cadence plus échelonnée.
Quel est le nombre d’abonnés et le taux d’ouverture moyen ?
Nous comptons 70 106 abonné•e•s à la newsletter de L’Humanité, avec un taux d’ouverture qui tourne autour de 14 %. Pour la newsletter Travailler Au Futur, 16 543 abonné•e•s.
Quel est le logiciel de routage utilisé pour ces newsletters ?
Nous utilisons le logiciel Cheetah Digital.
Vous éditez également une infolettre pour votre site éponyme, elle est envoyée et à combien de personnes ?
La newsletter de mon blog (« La Lettre »), est envoyée à un rythme hebdomadaire à plus de 78 000 abonné•e•s. Il s’agit d’un lien plus libre avec des dizaines de correspondants.
Vous êtes très actif également sur les réseaux sociaux, parmi les nouvelles technologies d’information et de communication avez-vous une prédilection pour un canal ?
Les outils que j’utilise le plus sont Facebook (avec 72 500 personnes qui suivent ma page) et Twitter (avec 13 000 followers). L’Humanité, compte 760 000 fans sur Facebook et 380 000 followers sur Twitter. L’idée est de pouvoir se relier a une communauté large.
La société n’a jamais été aussi bien informée et pourtant la défiance des français envers les médias n’a jamais été aussi grande*, comment l’expliquez-vous ?
La défiance envers la chose publique s’est généralisée. L’écart est trop grand entre la vie réelle de nos concitoyens et ce qu’ils en perçoivent dans les médias notamment la télévision.
Quant au niveau d’information telle que vous le décrivez j’en doute. La mondialisation de l’information en temps réel pourrait être un progrès mais son uniformisation ne conduit pas à créer les conditions d’éclairer convenablement le citoyen. Il y a donc un enjeu de pluralisme dans les angles de traitements et la nécessité d’accéder à des décryptages contradictoires.
Est-ce que Travailler au Futur est née dans le but de mieux répondre aux attentes ?
Travailler Au Futur est une plateforme s’inscrivant dans les questionnements qui traversent notre société sur la place et le sens du travail et des métiers. Il se décline en un triptyque :
- une revue trimestrielle,
- une plateforme numérique coopérative,
- un espace-forum avec des évènements tels que des colloques.
Ainsi, TAF se veut un espace de diffusion, de réflexion, d’échange, et de débat. C‘est un apport non négligeable étant donné le paradoxe du travail dans notre société : à la fois omniprésent et indispensable, mais aux réalités et potentialités cachées ou méconnues.
Est-ce que ce projet est né avec la crise des gilets jaunes ?
Nous avons considéré qu’il y avait une urgence à mettre en débat les enjeux liés au travail. Le mouvement des gilets jaunes, bien qu’original et d’une puissance inédite, s’insère dans une séquence plus vaste qui a vu se multiplier les mouvements sociaux dans le domaine de la santé, dans le secteur industriel ou encore dans l’éducation nationale pour ne prendre que quelques exemples. Depuis plus de trente ans, le conflit entre le travail et le capital s’est exacerbé. Et si l’évolution du capital, notamment sa financiarisation, a été beaucoup analysé, il n’en va paradoxalement pas de même pour le travail. Pourtant, c’est dans le rapport au travail, à ses mutations, au marché de l’emploi que se nichent les ressorts pour agir et transformer la société.
Vous écrivez sur Travailleraufutur.fr : « Penser le travail au futur pour le libérer », mais ne pensez-vous pas que l’enjeu serait plutôt de Se libérer du travail** ?
Je ne vois pas très bien à quoi pourrait ressembler une société qui s’est « libérée du travail », du moins tel que l’ont compris tous les penseurs depuis Aristote. Le travail est une donnée inévitable, première dans toute société humaine. La question qui se pose donc est celle de son organisation et pour servir quels objectifs.
Le travail, et particulièrement le travail salarié, doit être compris dialectiquement : il oppresse autant qu’il libère. Pour être plus précis, il aliène autant qu’il émancipe. Et c’est dans ce rapport qu’il faut trouver les moyens de faire progresser le travail. Du reste, les travailleurs n‘ont pas besoin de cette démonstration : beaucoup d’entre eux luttent partout dans le monde, pour des meilleures conditions de travail, contre le pouvoir du capital sur leurs vies et sur la production. Ils et elles sont l’expression consciente, la pointe émergée des luttes de classes qui fondent l’histoire des sociétés humaines.
La période bouleversante que nous venons de traverser, avec la pandémie de Covid-19 et le confinement qui en a découlé, a montré à quel point il est possible de révolutionner le travail tel que nous le connaissons aujourd’hui. La remise en question de la reconnaissance sociale des métiers, la nécessité d’arracher au marché capitaliste des filières de production et des services, l’intérêt grandissant pour les circuits-courts et de la production locale, pour la démocratisation des outils de production ainsi que des services publics, la prégnance vitale des enjeux écologiques, la question du temps de travail… Le monde du travail et ses enjeux sont en évolution constante. Il dépend de nous de le révolutionner en partant des aspirations populaires, pour le bien-vivre de toutes et tous.
Le groupe L’Humanité s’inscrit dans cette vision progressiste de notre société. A ce titre, nous pensons que le travail se doit d’être un vecteur qui sert à l’amélioration de la condition humaine, à son émancipation.
Le travail peut-il vraiment élever l’homme à l’humanité dans un monde régit par la mondialisation et les marchés financiers ?
Le travail, sa qualité, sa fonction dépend des rapports sociaux dans lesquels il est amené à se développer. La société capitaliste de manière générale et plus encore sous le règne de la finance tend à vider le travail de ses fonctions émancipatrices, notamment par un processus de division du travail accru et une réduction de « l’humain-travailleur » à sa force de travail qui l’ampute de ses capacités et freine son émancipation. C’est particulièrement vrai pour tous les métiers les moins valorisés socialement et au du point de vue salarial. Surtout, le profit des entreprises se réalise en extorquant aux travailleurs une part importante du fruit de leur travail qui vient nourrir le capital. Le télétravail n’y change pas grand-chose. Il pourrait même avoir des effets pervers si le développement des forces productives ne sert qu’à nourrir le taux de profit le plus élevé.
Nous voulons être force de proposition, mettre en débat des alternatives. Les débats, échanges et réflexions que nous organisons de façon permanente aspirent à alimenter les dynamiques progressistes pour faire avancer les choses dans l’intérêt du plus grand nombre.
Pourquoi avoir fait le choix d’une revue trimestrielle et non pas d’une offre 100 % digitale ?
Nous combinons les enjeux de lecture immédiate avec le numérique, un outil pour prendre le temps de la réflexion avec la Revue qui traitera à chaque fois les enjeux du travail et de ses mutations en lien avec une grande Thématique. La Revue en vente actuellement porte sur le travail au féminin, celle qui paraitra fin aout portera sur le travail et les enjeux de santé à la lumière de l’actuelle pandémie...
Est-ce que le média L’Humanité a connu un regain d’intérêt en 2019 en parallèle de la crise des gilets jaunes, ou bien encore durant la pandémie ?
Nos publications ont eu de bons résultats en 2019 avec un progrès de 2 500 abonnés et une stabilisation chez les marchands de journaux. S’agissant de la plateforme de L’Humanité le nombre de visites a augmenté de 5% et 1 200 abonnés numériques viennent d’être réalisés.
Quel bilan faites-vous de votre newsletter « Spécial coronavirus » ?
La newsletter « Spécial coronavirus » a été lancée dès le début de la pandémie, elle s’est adaptée à l’impact du Covid-19 sur les questions sociales. Le résultat en a été plutôt positif.
Pendant l’état d’urgence sanitaire on a pu lire ici ou là « confinés/masqués mais pas muselés » et on a pu observer la création d’un nombre considérable d’infolettres spéciales, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Le besoin de s’exprimer est tout naturel dans nos sociétés. Il faut plus qu’un confinement, tout aussi pénible soit-il, pour museler les citoyens. Il a peut-être même exacerbé cette nécessité démocratique. Je pense que c’est un signe encourageant, qui pourrait toutefois s’avérer vain si la presse - qui est l’un des principaux piliers sur lesquels reposent notre liberté d’expression - venait à souffrir de la crise économique provoquée par la pandémie du Covid-19. En ces temps de ‘fakenews’, le rôle de la presse politique d’information générale devrait être d’autant plus renforcé et son expression diversifiée, ce qui au final servirait les intérêts de l’expression citoyenne.
Diriez-vous que la newsletter est un outil de communication devenu indispensable à la liberté d’information et à la démocratie ?
Oui, elle est sans aucun doute un outil très utile parmi toute la panoplie dont nous disposons aujourd’hui grâce à internet et au Web 2.0.
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Note* : Moins d’un tiers des personnes interrogées estiment que le mouvement des gilets jaunes a été bien traitée par les médias (32 %), cf. La Croix, 33e Baromètre de confiance dans les médias.
Note** : Référence ici aux réflexions menées par le groupe Krisis, Manifeste contre le travail, notamment cette idée selon laquelle « la société de travail est le système de domination le plus pervers de l’histoire : c’est un système d’auto-oppression. Voilà pourquoi cette démocratie n’organise jamais la libre détermination des membres de la société à propos des ressources communes, mais uniquement la forme juridique des monades du travail, socialement séparés les unes des autres, qui ont à rivaliser pour vendre leur peau sur le marché du travail. La démocratie est le contraire de la liberté. C’est ainsi que les hommes du travail démocratique se divisent nécessairement en administrateurs et administrés, en patrons et commandés, en élites de fonction et matériel humain. »
Photo d'illustration : capture du film Les Temps modernes de Charlie Chaplin (1936)
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Publié le 29-05-2020
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