
Interview de Gilles Gressani & Mathéo Malik, LeGrandContinent.eu
Entretien inédit avec Gilles Gressani et Mathéo Malik, cofondateurs du Groupe d’études géopolitiques. Tout savoir sur ce média né à Paris devenu en moins de deux ans une plateforme multilingue d’échange et de débat politique influents au rayonnement international.
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À quand remonte le lancement de la première newsletter Le Grand Continent ?
Ce n’était pas encore le Grand Continent qui est une invention beaucoup plus tardive, parue dans sa forme actuelle en 2019. Le numéro 0 de la lettre du dimanche, écrit dans la nuit, envoyé au petit matin à une petite dizaine de personnes est de décembre 2016. C’était le début d’une longue série de nuits blanches...
Êtes-vous à l'initiative de ce projet ?
Avec Mathéo Malik nous sommes cofondateurs du Groupe d’études géopolitiques qui est une association loi 1901 – depuis 2019 reconnue d’intérêt général – fondée et domiciliée à l'École normale supérieure. Cette association qui est un “groupe”, c’est-à-dire une forme dynamique, hétérogène, peu formelle, a toujours eu comme objectif la création d’une revue de large impact qui entremêle les débats, les savoirs, les pouvoirs, sur le modèle d’une sorte de Foreign Affairs* européen.
Que signifie le nom (la notion de continent est éminemment géostratégique) ?
Le nom n’a pas de signification unique, c’est sa densité sémantique sans doute qui fait son charme. Et nous ne sommes pas bien placés pour en choisir un seul.
D’un point de vue philologique on peut, si l’on veut, le rattacher, entre autres, à la réponse de Churchill à de Gaulle : “entre l’Europe et le grand large, nous choisirons toujours le grand large.” C’était une manière assez classique de retourner une définition moqueuse, dans la période du Brexit où “échelle continentale” assumait un sens nouveau... On a l’impression que cette expression commence à s’installer.
On peut aussi penser à la manière dont un Paul Valéry décrivait l’Europe :
“L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique, ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?”
De l’extérieur, elle est ce “petit cap du continent asiatique”, mais de là où nous sommes, le continent nous semble plus grand : nous avons voulu renverser la perspective.
Enfin, le continent est aussi une métaphore : le comparant géographique renvoie aux territoires de la pensée, aux continents qui agrègent par opposition aux îles qui éloignent. Une troisième citation de John Donne, à cet égard, a un temps servi d’épigraphe à la revue :
“No man is an island, entire of itself;
every man is a piece of the continent,
a part of the main.
If a clod be washed away by the sea,
Europe is the less [...]“.
Sur la base de ce continent stable, politique et poétique, la métaphore pouvait se déployer en renvoyant aussi, comme vous le soulignez, au vocabulaire de la géostratégie.
Quel était l’objectif au départ (un nouveau think tank sur la géopolitique en Europe) ?
Oui, à une époque où les mots “géopolitique” et “Europe” n’allaient pas du tout ensemble d’une manière évidente. C’était même l’inverse. L’une des premières manifestations du Groupe d’études géopolitiques à Bruxelles était à l’occasion du colloque Europe Kojève, organisé au Parlement européen. À l’époque, les eurocrates et les députés ne comprenaient pas qu’on puisse parler d’Europe géopolitique. C’était contraire à la volonté des pères fondateurs, voire même contraire à l’esprit des traités et de la construction européenne en général, où jamais il ne fallait prononcer le mot de puissance.
Deux ans plus tard, il était frappant – et pour nous, au fond, assez peu étonnant – de voir apparaître le vocable de “Commission géopolitique” dans le discours programmatique d’Ursula von der Leyen et de voir plusieurs ministres et chefs d’État européens reprendre à leur compte l’expression d’Europe-puissance.
La newsletter a-t-elle été lancée simultanément avec le site ?
Notre stratégie était pensée en trois temps : d’abord, produire une newsletter et des événements récurrents pour créer un public de lectrices et de lecteurs fidèles qui aient l’envie et le temps de se pencher sur notre travail, conçu pour s’inscrire dans un rythme hebdomadaire. Par la suite, profiter du bouche à oreille pour se développer ailleurs qu’à Paris en touchant des personnes différentes en passant par un site à haute valeur ajoutée graphique et performant, bien qu’aux fonctionnalités minimales. Enfin – c’est l’étape que nous espérons franchir cette année – intégrer autour d’une plateforme beaucoup plus complètes les différentes dimensions de nos productions (audio, vidéo, écrit) en plusieurs langues (français, espagnol, italien, allemand, polonais).
Avez-vous bénéficié de la base de l’ENS pour constituer votre premier listing de destinataires ?
Nous avons eu une croissance organique : nous n’avons jamais ajouté une base de données de l’ENS. Mais, par la force des choses, beaucoup de normaliennes et de normaliens sont des lecteurs de la première heure.
Votre newsletter s’adresse-t-elle aux europhiles ?
Pas vraiment. En tout cas on ne s’est jamais posé la question en ces termes. Nous nous adressons aux personnes qui pensent qu’il y a des sujets qui se posent à différentes échelles et qui souhaitent trouver une couverture de ces sujets qu’on ne trouve pas forcément ailleurs : par exemple, c’est un problème qu’en France on connaisse mieux les dynamiques internes du Parti socialiste français que celles du Parti communiste chinois.
Dans une lettre**, Voltaire a écrit : « le peuple doit être guidé et non pas instruit. Il n’est pas digne de l’être. » En quoi le projet du GEG dépasse la sphère d’une élite intellectuelle ?
Nous n’avions plus en tête cette citation de Voltaire – qui n’a pas dit que des choses intéressantes dans sa correspondance et qui est loin de la caricature bienveillante qu’on en fait. A vrai dire, nous ne nous posons pas la question en ces termes. L’idée qu’il existerait une séparation entre le peuple et l’élite n’a pas de sens, ce sont d’ailleurs des mots qui résistent mal à l’analyse.
Combien y a-t-il d’abonnés à vos deux newsletters (celle du dimanche puis celle du lundi) ?
La Lettre du dimanche qui sera publiée à partir de cette semaine aussi en italien, en espagnol, compte aujourd’hui à peu près 30 000 abonnés.
La Lettre du lundi qui est publiée déjà en italien et en espagnol compte 40 000 abonnés.
Nous avons également une newsletter quotidienne qui nous permet d’envoyer à nos lectrices et lecteurs les plus fidèles l’intégralité des articles parus dans la journée.
Pourquoi avoir choisi la newsletter comme canal privilégié de communication ?
La stratégie de développement par newsletter nous permettait d’avoir un rythme hebdomadaire au début en informant aussi sur nos recherches et notre stratégie, aujourd’hui elle nous permet de garder un contact direct et privilégié avec nos lectrices et nos lecteurs forts (les personnes qui ouvrent plusieurs fois par semaine la revue). C’est un public différent, plus intégré à notre travail, beaucoup plus semblable à celui d’une revue classique, que celui, quantitativement bien plus nombreux, qui passe par le site ou y arrive par d’autres biais.
Quand l’idée des versions multilingues a-t-elle germé ?
Le Grand Continent souhaite devenir une revue de référence pour le débat stratégique, politique et intellectuel à l’échelle continentale. C’est un pari : pour faire une revue influente en Europe, il faut d’abord passer par les langues centrales du débat européen. Le développement du multilingue a toujours été pour nous un objectif crucial. Cela signifie aussi écrire en plusieurs langues, pas simplement traduire.
Quels sont les taux d’ouverture moyen de vos newsletters ?
Ils sont assez variables selon les langues de 37% à 44%.
Quelles sont les plus grosses difficultés que vous avez rencontrées ?
Il n'y a pas de routes droites dans le monde ! Sans destruction pas de construction ; sans barrière pas de courant ; sans arrêt pas d'avance. Il est nuisible au développement d'imposer par des mesures administratives un style particulier ou une école de pensée à l'exclusion d'une autre.
Le fondement de notre stratégie, c'est la pratique. C’est la pratique qui l’inspire. C'est par la pratique qu'on la conçoit. Les difficultés et mêmes les échecs permettent de la corriger d'après la pratique.
Est-ce que vous étiez familier avec l'univers de l’email marketing ?
L’un de nous avait travaillé pour ses recherches, et par la suite dans le conseil, dans le monde start-up, notamment autour de la notion de ludification. Nous étudions assez souvent les nouvelles technologies.
Quels sont vos outils et solutions technologiques ?
Nous sommes assez mainstream car nous avons l’exigence d’une interopérabilité technologique et générationnelle et nous cherchons à éviter l’effet hype. Les solutions technologiques doivent proposer des solutions, pas d’autres problèmes. Nous utilisons Notion pour la gestion du contenu éditorial, Discord et Teams pour les échanges. Google doc pour l’édition et la documentation administrative. Gutenberg pour l’édition.
Combien de personnes collaborent régulièrement ?
Sur Teams nous sommes une quarantaine : ce sont des personnes brillantes, engagées chaque semaine plusieurs fois par semaine.
En 2021 nous avons eu plus de 1 000 signatures.
Vous sentez-vous plus l’âme d’un journaliste, d’un pédagogue ou d’un entrepreneur ?
Au fond de ce projet il y a une question, en effet, de vocation : nous n’aimons pas trop le cloisonnement et nous aimons penser qu’il soit possible de sortir des cases classiques et de leur effet centrifuge.
C’est quoi votre secret pour :
- transformer une intention en action ?
Éviter à tout prix de bureaucratiser, d’internaliser le désir et la créativite. Abolir les réunions internes, ne jamais envoyer de mail. S’entourer de personnes que l’on admire.
- pour optimiser son temps et concilier plusieurs activités ?
Nous avons très tôt intégré l’usage d’outils numériques que beaucoup ont découvert au moment du confinement de 2020. Pour gagner un maximum de temps, le process pour chaque projet est grosso modo toujours le même : un document de cadrage collaboratif sur Google Doc, avec les objectifs que nous voulons atteindre et les moyens pour y parvenir, une réunion (pas plus !) et la mise en place d’une équipe sur Slack ou Teams. Éviter les mails, les réunions présentielles longues et sans ordre du jour, ou les documents Word illisibles en track changes a sans doute contribué à nous faire gagner beaucoup de temps.
- et pour produire autant de contenus de qualité (en un temps record compte tenu de vos moyens limités) ?
Le mot “produire” est trompeur : on pense à une usine qui produit en quantité industrielle et où la quantité ne peut par définition qu’être décevante. En réalité, il s’agit beaucoup plus pour nous de traquer, de faire émerger, de mettre en cohérence, et de “remixer” de la pensée qui existe déjà. Le mot de “revue” est parlant à cet égard : il ne faut pas imaginer une table de travail avec une série d’auteurs qui écrivent en permanence. Le travail de fond est produit par la recherche scientifique : c’est toujours de ce côté que nous allons chercher les auteurs, pour leur proposer de confronter leurs idées en dehors de la seule sphère académique.
Parmi toutes les thématiques de votre site, j’observe une certaine disparité. La catégorie « Arts » est moins fournie par exemple (or l’Europe de la culture semble fédérateur), est-ce qu’il y a une volonté de développement plus homogène dans l'avenir à cet égard ?
Il est significatif que vous preniez comme exemple cette catégorie. Vous avez raison, elle est moins fournie que d’autres – cela s’explique en partie parce que nous préférons mettre l’accent sur la qualité et la rareté de ces publications : peu de revues ont déjà publié comme nous plusieurs traductions inédites de poèmes de la prix Nobel 2020 de littérature, Louise Glück***, qui n’était pas traduite en français.
Mais il est aussi intéressant que vous parliez de cette catégorie car les données nous indiquent qu’il s’agit d’une des catégories les plus prisées par nos lectrices et lecteurs. Cela veut dire deux choses : 1°) il y a une réelle demande ; 2°) les lecteurs qui s’intéressent à la géopolitique répondent favorablement à l’invitation qui leur est faite de s’arrêter sur des poèmes ou des œuvres d’art dans leur parcours de lecture. C’était l’un des paris de la revue. Et il est en train d’être tenu.
À cet égard, le succès des sélections littéraires européennes du Grand Continent montre que la revue est le bon lieu pour répondre à cette demande importante.
Est-ce que la mise en place de l’Observatoire géopolitique du Covid-19 est votre plus grande réussite (audience, réactivité, analyse, vulgarisation) ?
Indéniablement, la mise en place de l’Observatoire géopolitique du covid-19 a été un accélérateur. Alors que nous étions une publication reconnue dans un certain milieu et suivie déjà par un socle assez fidèle, nous avons soudainement eu plus d’un million et demi de visites en cumulé en mars-avril 2020. À tel point que nos développeurs ont dû d'ailleurs adapter en urgence la capacité du serveur du site qui avait crashé !
Au-delà des bonnes audiences, la séquence autour de l’Observatoire nous a surtout prouvé que notre méthode était la bonne : nous n’avons pas plus de ressources que les autres – nous en avions même beaucoup, beaucoup moins – mais nous avions une approche précisément continentale. En regardant une carte d’Europe des cas dès le mois de mars, alors que tout le monde s’affolait avec l’Italie – vieux réflexe national – on s’apercevait très vite qu’il ne fallait pas regarder les données par pays mais par région : il y avait moins de cas dans tout le Sud de l’Italie que dans le seul Land de Bavière. Les journalistes et les décideurs ont très vite compris l’intérêt d’une telle démarche : nos cartes se sont retrouvées la même semaine dans Le Monde et dans le Corriere della Sera et ont informé des décisions importantes comme celle du transfert transfrontalier des hospitalisés.
A l’issue de cette crise de la Covid-19, est-ce que c’est le multilatéralisme ou bien le nationalisme qui l’emportera selon vous ?
Le débat est en effet encore ouvert – on espère que le Grand Continent et les publications scientifiques du Groupe d’études géopolitique sauront le porter.
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*Foreign Affairs est un média américain fondé en 1922 sur la politique étrangère américaine et les affaires mondiales
**Voltaire, Lettre à M. Damilaville, 19 mars 1766
***Louise Glück est une poète née à New York, prix Nobel de littérature en 2020
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Publié le 03-03-2021
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